La profession de foi du candidat Eugène Bonnet, 1876

Eugène Bonnet, le neveu de Claude-Joseph Bonnet, fut candidat républicain dans l'Ain aux élections sénatoriales de 1876. Voici sa profession de foi publiée dans le Courrier de l'Ain.

Portrait du sénateur Eugène Bonnet

Je suis de ceux qui tout en condamnant énergiquement les excès de notre première révolution, n’ont à son égard que des sentiments de reconnaissance pour la rénovation sociale qu’elle a produite et pour les institutions équitables dont elle a doté notre patrie.

Le paysan est devenu propriétaire… Il tient à exercer son droit de souveraineté… L’artisan, délivré des entraves apportées à sa liberté par les corporations, a vu aussi son sort s’améliorer…. Quant à la bourgeoisie… sa véritable puissance date de 1789. On peut dire que depuis cette époque son action a été prépondérante sur la société française, et cette prépondérance durera encore longtemps pourvu que la bourgeoisie reste fidèle aux idées libérales, seule raison d’être de son influence. Au point de vue économique… la richesse publique a décuplé, l’aisance est devenue presque générale.

Un des grands arguments de la réaction contre les principes de la Révolution française, c’est l’instabilité des institutions et des gouvernements depuis cette époque. Qu’est-ce à dire ? Sinon que la France depuis 80 ans cherche sa voie, que mal préparée dans le principe au régime de la liberté, elle s’est laissé tromper par de prétendus sauveurs qui l’ont conduite aux abîmes ; mais que sa tendance constante a été d’organiser un gouvernement libéral. Cette instabilité, du reste, ne s’est pas opposée au progrès si remarquable de la société française, ce qui prouve que l’agitation dans la liberté est encore plus féconde que l’immobilité dans la servitude.

… Les Lois constitutionnelles sont essentiellement perfectibles et pacifiquement, sans secousse, par le seul fait du progrès des idées, elles pourront se mettre au niveau des besoins futurs : les bons citoyens de tous les partis, les véritables conservateurs doivent s’y rallier sans crainte et répondre ainsi à l’appel du brave maréchal Mac-Mahon aux mains loyales de qui l’Assemblée a confié la garde de ces lois.

La République est non seulement la solution la plus honorable de nos longues discordes civiles, elle est encore le seul gouvernement possible aujourd’hui car il est, suivant l’expression du grand citoyen à qui, après Dieu, la France doit son salut, celui qui nous divise le moins… 

Deux ordres d’adversaires menacent ces institutions nouvelles :

  1. Ceux qui, tout en acceptant le principe républicain, veulent en tirer des conséquences qui amèneraient des perturbations bientôt suivies de réactions funestes à la liberté ;
  2. Ceux qui veulent les renverser et rétablir la monarchie.

Les premiers sont les idéologues, les communistes, les socialistes des diverses écoles. On peut leur appliquer cette maxime du fabuliste :   « Craignez un imprudent ami, mieux vaudrait un sage ennemi ».

Transportant la question politique sur le terrain économique et s’inspirant surtout du sentiment très honorable de pitié qu’excite la vue des misères humaines, ils rêvent une nouvelle répartition des richesses et une organisation sociale dont le premier résultat serait de réduire les citoyens à l’état de rouage sans initiative et sans liberté. Le gouvernement joue dans tous ces systèmes le rôle d’une Providence dont l’action et la prévoyance se substituent à celles des individus. Ces théories sont aujourd’hui bien discréditées… Contester le principe de la propriété devant un peuple de propriétaires est une inconséquence que les hommes d’une certaine valeur doivent tenir à ne pas commettre… Tout progrès est l’oeuvre du temps. C’est par la liberté du travail, l’extension des débouchés et une répartition plus équitable des charges publiques qu’on verra l’aisance générale suivre sa marche ascendante et la masse des citoyens participer de plus en plus aux bienfaits d’une production sans cesse croissante.

Malgré les preuves nombreuses d’énergie et de vitalité que donne aujourd’hui la France, il est de bon goût, dans un certain monde, de la considérer comme très malade. Une bonne monarchie, bien renforcée de lois restrictives de la liberté, serait, aux dires de ces docteurs, le remède approprié à son état. Ils se divisent en trois groupes…

Au premier rang marchent les légitimistes… Mais le régime qu’ils représentent est trop redouté des populations pour que le suffrage universel leur soit favorable…  Ils sont peu nombreux et constituent pour ainsi dire un état-major sans armée. Le scrutin leur prépare bien des mécomptes ; ils sont trop tenaces pour s’en émouvoir. Comme le fier Achille, ils rentreront sous leur tente en attendant que des événements imprévus ou une lumière surnaturelle fassent briller aux yeux de tous les mérites du droit divin.

La monarchie constitutionnelle représentée par les petits-fils du roi Louis-Philippe compte des adhérents plus nombreux et plus influents. Le haut commerce, la finance, la grande propriété bourgeoise sont inféodés à ce parti ; son trait caractéristique est une médiocre estime pour le suffrage universel et le culte exclusif des intérêts matériels… Cette forme de gouvernement, tout en se rapprochant de la République par les garanties qu’elle donne à la nation, présente des vices… L’hérédité… peut amener sur le trône des mineurs ou des incapables… il faut à la tête de la nation une intelligence et une volonté que l’élection seule peut assurer.

Les bonapartistes se présentent… Plus remuants que les précédents, forts d’un reste d’influence que leur a laissé la possession des emplois sous le régime impérial, ils offrent au pays…le fils de Napoléon III… Mais le régime dont il est l’incarnation a été trop fatal à la France pour n’être pas repoussé par la nation. Laisser au peuple les apparences de la liberté en retenant pour soi un pouvoir absolu ; flatter ce qu’il y a de mauvais dans les instincts populaires ; exciter les antagonismes entre les diverses classes de la société pour se réserver le rôle de médiateur ; tel a toujours été, telle serait encore la façon d’agir des bonapartistes…

La passion religieuse vient encore apporter son contingent à nos divisions. Le parti clérical… subordonnant la politique intérieure et extérieure aux intérêts et aux prétentions de l’Eglise et de la Cour romaine, son but avoué est de préparer les esprits à je ne sais quel idéal de gouvernement absolutiste et théocratique. La loi nouvellement votée sur l’enseignement supérieur… pourra faire, de cette partie de la jeunesse qui accepte ses leçons, des ennemis déclarés de nos institutions et jeter ainsi parmi nous de nouvelles semences de discorde. Le sentiment religieux est un des plus nobles côtés de la nature morale de l’homme : les institutions qui ont pour objet de donner une satisfaction à ce sentiment ont droit à tous nos respects… mais… la foi et la science ont chacune leur domaine… et n’ont qu’à gagner à rester séparées.

Que chacun profite largement de la liberté que confère le loi nouvelle… mais la propagation de l’instruction, à tous les degrés, est une tâche qui appartient essentiellement à l’Etat. Ce n’est pas trop que de sa puissance pour relever le niveau des études et pour assurer aux hommes qui se dévouent à la tâche ingrate d’instruire le jeunesse une situation moins précaire et plus indépendante.

… J’ai la ferme espérance que les institutions républicaines se consolideront dans notre pays. Ce régime offre à tous les bons citoyens que n’aveugle pas l’esprit de parti un excellent terrain de conciliation…les prochaines élections, suivant toutes les apparences, feront entrer dans les assemblées des républicains modérés ; les terribles secousses par lesquelles nous avons passé auront été pour nous un enseignement salutaire. Faisons des vœux pour que cette sagesse soit de longue durée et pour que notre chère patrie puisse reconquérir bientôt dans le monde le rang qu’elle n’a momentanément perdu que pour avoir imprudemment aliéné sa souveraineté.

Courrier de l’Ain, 4 janvier 1876.

Bonus par thème

1848